Le rapport essentiel de notre intériorité au temps

[…] Comprendre l’individu de manière pleine, c’est encore le considérer non pas seulement dans l’instantanéité du présent, mais aussi dans les grandes continuités temporelles au sein desquelles il s’inscrit, dans le vaste passé dont son présent procède. Au moment d’aborder la vie de Rodin, Rilke interroge :

« Et peut-être que cette enfance, elle l’a encore, car, comme le dit quelque part saint Augustin, où voudrait-on qu’elle soit passée ? Peut-être qu’elle les a, toutes ces heures passées, les heures d’espoir et d’abandon, les heures de doute et les longues heures de détresse, c’est une vie qui n’a rien perdu ni rien oublié, une vie qui s’est ramassée tout en s’écoulant[1]. »

L’individu chez Rilke n’est en fait que la résultante d’un passé par là toujours vivant. Loin d’être évanoui, notre passé continue à agir en nous : il est précisément ce qui nous constitue. Ainsi l’enfance, comprise au sens le plus large, n’est-elle pas seulement l’enfance individuelle, mais l’ensemble du passé qui nous a précédé pour nous former et qui, en cela, est fondamentalement nôtre. Parce que tout se tient ensemble, les séparations que l’on fait généralement ne sont qu’arbitraires ; essentiellement, l’intériorité de l’individu s’étend jusqu’en-deçà de sa naissance :

« Je suis dans les dispositions de qui aurait à vous rappeler votre enfance. Non, pas votre enfance seulement, mais tout ce qui jamais fut enfance. Car il s’agit de réveiller en vous des souvenirs qui ne sont pas les vôtres, qui sont plus anciens que vous ; des relations sont à rétablir et des constellations à rénover, qui se situent loin avant vous[2]. »

Une telle vérité, loin d’être abstraite, s’ancre chez Rilke dans la profondeur même de notre chair. Ainsi notre sang, au plus intime de nous-mêmes, n’est que l’aboutissement de la longue continuité qui nous a précédé – celle de tous nos ancêtres :

« ils sont en nous, ces ancêtres depuis longtemps disparus, ils sont dans notre façon d’être, ils sont le poids qui pèse sur notre destinée, ils sont notre sang bouillonnant, ils sont le geste surgi des profondeurs du temps[3]. »

Dans le Livre des images, on trouvait déjà ce « Chant pour un enfant de prince » :

« Et ta vie n’est si ineffablement tienne
que parce que beaucoup d’autres l’ont lestée.
Sens-tu comme les temps passés
se font légers quand tu vis un instant,
avec quel tact ils te préparent aux merveilles,
sens-tu chaque sentiment t’accompagner d’images –
et des âges entiers semblent n’être qu’annonce
d’un geste qu’avec grâce tu achèves[4]. – »

Et plus loin :

« les temps passés furent en toi greffés
pour qu’ils ressurgissent de toi, comme des jardins[5]. »

La poésie de Rilke ne cesse ainsi d’inscrire le transitoire dans l’éternel, de donner jusqu’au plus infime la profonde et ample assise du plus grand. Toutes choses ont une histoire, toutes sont des formes de spatialisation du temps. Toutes sont les résultantes d’un passé resté vivant en elles, et qu’elles expriment. Ainsi ce qui est vrai des arbres, des pierres, des montagnes reste vrai pour nous.

La langue allemande dit déjà que « se souvenir » n’est pas se rapporter à quelque chose qui nous resterait extérieur, étranger, mais se replonger à l’intérieur de soi : sich erinnern. Il faut ajouter que l’intériorité chez Rilke pénètre plus loin encore que le souvenir ou la mémoire individuelle (fut-elle aussi virtuose que la mémoire proustienne).

Notes :

[1]. Auguste Rodin, II, OPR p. 852.

[2]. Ibid., p. 893.

[3]. Lettres à un jeune poète, Lettre du 23 décembre 1903, OPR p. 941. Dans la lettre du 26 décembre 1908 (OPR p. 955), Rilke exprime à nouveau cette idée : « cette grandiose solitude qui ne pourra plus désormais être retranchée de votre vie ; qui, dans toutes les expériences et les actes qui vous attendent, continuera comme une influence anonyme et secrètement décisive à opérer en vous, un peu comme le sang de nos ancêtres s’agite perpétuellement en nous et se mêle à notre sang pour produire cet exemplaire unique et inimitable que nous sommes à chaque tournant de notre vie. »

[4]. Le Livre des images, « Chant pour un enfant de prince » (Der Sänger singt vor einem Fürstenkind), OPO p. 241-242. „Dein Leben ist so unaussprechlich Deines, / weil es von vielen überladen ist. // Empfindest du, wie die Vergangenheiten / leicht werden, wenn du eine Weile lebst, / wie sie dich sanft auf Wunder vorbereiten, / jedes Gefühl mit Bildern dir begleiten, – / und nur ein Zeichen scheinen ganze Zeiten / für eine Geste, die du schön erhebst. -“

[5]. Ibid., p. 242. „Vergangenheiten sind dir eingepflanzt, / um sich aus dir, wie Gärten, zu erheben.“

13 novembre 2015  Écrire un commentaire

Poèmes français – Les Roses

Rose (jardin de Saint-Hilaire)

III

 
Rose, toi, ô chose par excellence complète
qui se contient infiniment
et qui infiniment se répand, ô tête
d’un corps par trop de douceur absent,

 
rien ne te vaut, ô toi, suprême essence
de ce flottant séjour ;
de cet espace d’amour où à peine l’on avance
ton parfum fait le tour.

 
Rainer Maria Rilke

13 novembre 2015  Écrire un commentaire

Poèmes français – Verger

I

Peut-être que si j’ai osé t’écrire,
langue prêtée, c’était pour employer
ce nom rustique dont l’unique empire
me tourmentait depuis toujours: Verger.

Pauvre poète qui doit élire
pour dire tout ce que ce nom comprend,
un à peu près trop vague qui chavire,
ou pire: la clôture qui défend.

Verger: ô privilège d’une lyre
de pouvoir te nommer simplement;
nom sans pareil qui les abeilles attire,
nom qui respire et attend…

Nom clair qui cache le printemps antique,
tout aussi plein que transparent,
et qui dans ses syllabes symétriques
redouble tout et devient abondant.

 

II

Vers quel soleil gravitent
tant de désirs pesants?
De cette ardeur que vous dites,
où est le firmament?

Pour l’un à l’autre nous plaire,
faut-il tant appuyer?
Soyons légers et légères
à la terre remuée
par tant de forces contraires.

Regardez bien le verger:
c’est inévitable qu’il pèse;
pourtant de ce même malaise
il fait le bonheur de l’été.

 

III

Jamais la terre n’est plus réelle
que dans tes branches, ô verger blond,
ni plus flottante que dans la dentelle
que font tes ombres sur le gazon.

Là se rencontre ce qui nous reste,
ce qui pèse et ce qui nourrit
avec le passage manifeste
de la tendresse infinie.

Mais à ton centre, la calme fontaine,
presque dormant en son ancien rond,
de ce contraste parle à peine,
tant en elle il se confond.

 

IV

De leur grâce, que font-ils,
tous ces dieux hors d’usage,
qu’un passé rustique engage
à être sages et puérils?

Comme voilés par le bruit
des insectes qui butinent,
ils arrondissent les fruits;
(occupation divine).

Car aucun jamais ne s’efface,
tant soit-il abandonné;
ceux qui parfois nous menacent
sont des dieux inoccupés.

 

V

Ai-je des souvenirs, ai-je des espérances,
en te regardant, mon verger?
Tu te repais autour de moi, ô troupeau d’abondance
et tu fais penser ton berger.

Laisse-moi contempler au travers de tes branches
la nuit qui va commencer.
Tu as travaillé; pour moi c’était un dimanche, –
mon repos, m’a-t-il avancé?

D’être berger, qu’y a-t-il de plus juste en somme?
Se peut-il qu’un peu de ma paix
aujourd’hui soit entrée doucement dans tes pommes
Car tu sais bien, je m’en vais…

 

VI

N’était-il pas, ce verger, tout entier,
ta robe claire, autour de tes épaules?
Et n’as-tu pas senti combien console
son doux gazon qui pliait sous ton pied?

Que de fois, au lieu de promenade,
il s’imposait en devenant tout grand;
et c’était lui et l’heure qui s’évade
qui passaient par ton être hésitant.

Un livre parfois t’accompagnait…
Mais ton regard, hanté de concurrences,
au miroir de l’ombre poursuivait
un jeu changeant de lentes ressemblances.

 

VII

Heureux verger, tout tendu à parfaire
de tous ses fruits les innombrables plans,
et qui sait bien son instinct séculaire
plier à la jeunesse d’un instant.

Quel beau travail, quel ordre que le tien!
Qui tant insiste dans les branches torses,
mais qui enfin, enchanté de leur force,
déborde dans un calme aérien.

Tes dangers et les miens, ne sont-ils point
tout fraternels, ô verger, ô mon frère?
Un même vent, nous venant de loin,
nous force d’être tendres et austères.

12 novembre 2015  Écrire un commentaire

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